Se voir traité de « chien vert », ou voir insultée la mémoire de sa mère ou grand-mère, cela pourrait plonger quiconque dans une colère noire. Pourtant au Cameroun, ces injures font presque partie du quotidien.
Comme consacrées, elles sont si souvent reprises qu’elles en deviennent familières. Une immersion dans le quotidien et les habitudes injurieux de camerounais à l’invective facile.
Matinée ordinaire dans les rues embouteillées de Yaoundé la capitale politique du Cameroun. Un début de journée comme souvent mouvementé pour des milliers d’élèves et de travailleurs, rivalisant de voix pour emprunter l’un de ces taxis, qui sollicitent à coups de klaxons assourdissants, les passagers entassés sur le bord de la route.
Officiellement, le tarif d’un trajet moyen est fixé à 250 francs CFA, soit 38 centimes d’euros. Mais dans un pays où le salaire minimum effleure à peine les 56 euros, pas facile de toujours respecter les prix.
Débutent alors des échanges, à la limite de l’injure. « Tu es en veste et tu payes 100 francs ? Achète une canne à sucre et commence à marcher… Tu vas arriver ! », ont pris l’habitude de balancer certains chauffeurs de taxi, comme décidés à humilier le passager.
Et ce dernier rarement se laisse faire : « vas là-bas sale type avec ton vieux taxi », peut-on entendre répliquer l’homme ou la femme sur le trottoir.
Ces scènes d’échanges injurieux, l’on les vit aussi à bord des taxis et parfois le spectacle est d’autant plus inattendu, qu’intriguant. Car en effet, difficile d’emprunter l’une de ces voitures jaunes généralement surchargées, sans assister à une bataille d’invectives entre conducteurs.
Ici, la priorité est au plus pressé et au moins respectueux du code de la route. Sur un dépassement un peu forcé, au mépris des risques de collision, le ton est vite monté : « Enlèves vite ton réchaud en route ! », somme l’un tout aussi fautif et irrité que son confrère qui rétorque au quart de tour : « toi tu peux même enceinter une femme ? Impuissant ».
L’injure, un mode d’expression à la camerounaise en pleine expansion
Jamais auparavant l’injure n’avait été autant employée au Cameroun. Au cours de la dernière décennie, l’injure s’est vulgarisée au Cameroun, au point de devenir un fait banal. Ce sont aujourd’hui toutes les couches sociales qui l’ont adoptée.
Des cours de récréation des écoles maternelles où il n’est pas rare d’entendre « mouf, imbécile » ou encore « ta grosse tête », aux plus hautes strates de l’État, tout le monde et tout y passe. On s’en souvient, en février 2008 une expression du président de la République avait défrayé la chronique.
Alors que le pays traversait une période de troubles généralisés dite des « grèves de la faim », Paul Biya dans son discours pour sortir les jeunes casseurs de la rue, qualifiait d’« apprentis sorciers » les instigateurs des troubles. Une injure publique qui avait suffi à mettre le feu aux poudres.
De la politique à la culture il n’y a qu’un pas. Car c’est bien cette dernière qui met en vitrine les mœurs belliqueuses d’une génération dépravée. Et cela s’entend mieux en musique avec des chansons devenues cultes, grâce à des extraits repris en chœur pour leur caractère injurieux.
Tenez, le titre à succès « Mouf » de l’artiste Maahlox, qui reprend cette célèbre insulte typiquement camerounaise et qui n’a pas de réelle signification. Que dire de « Le gars-là est laid », dans lequel l’auteur compositeur Mink’s dénigre les traits physiques d’un rival mieux aimé. Carton plein.
Des chansons populaires qui ont la cote auprès des jeunes, principaux ambassadeurs d’un nouveau courant d’injures à tout-va. Mais pourquoi ? Qu’est ce qui explique cette tendance ? Une interrogation, objet de recherches pour Yves Zambo, psychologue établi à Yaoundé.
« L’injure fait partie de ce que l’on appelle des réactions à forme corporelle. Elle est une sorte de passerelle entre la réflexion et l’action et intervient lorsque la personne ne parvient plus à gérer ses émotions. La poussée de propos injurieux que l’on observe au Cameroun peut se justifier par la dureté de la vie. La nouvelle génération est en permanence tendue et prête à en découdre, parce qu’elle n’arrive plus à gérer les questions de subsistance. Du coup on veut se défouler à la première occasion… », en conclut le psychologue.
Si cette explication tient la route, on est davantage plus intrigué lorsqu’on observe l’univers médiatique ; plateforme de prédilection de propos injurieux à outrance. À l’écran et sur les ondes, des talks show sont conçus sur mesure pour mettre aux prises des acteurs de la société civile.
Fi les codes déontologiques et les canons du métier, tout part d’un animateur populaire, très suivi et adulé par les téléspectateurs ou auditeurs, il est surtout connu pour sa verve. Ne vous étonnez pas des injures qui fusent de partout et le public en raffole.
D’où la forte audience d’un programme de télé qui, dissimulant mal ses intentions, opposait le 14 février 2021 sur une arène deux influenceurs… L’une présentée comme « vendeuse de piment », expression désignant en argot camerounais une « prostituée de luxe », et l’autre dénigré pour son « horrible costume carrelé ».
Injurier sur la place publique… rien d’anodin au Cameroun, où un journal de 20 heures d’une télévision à capitaux privés, peut aisément consacrer un reportage pour dépeindre de supposés caractères transgenre et homosexuel d’un compatriote chroniqueur pour une radio française.
Lorsque l’injure prend une dimension vernaculaire…
Avec 309 dialectes répertoriés et parlés au Cameroun, il faut être plus que polyglotte pour tous les comprendre. D’autant plus qu’en matière d’injure, la signification n’est pas toujours toute trouvée.
C’est aussi sur cette ambiguïté que surfent les amoureux d’insultes vernaculaires. Qu’il s’agisse du bassa, parlé dans le Littoral camerounais, ou du béti répandu dans le Centre et le Sud du pays, sans oublier le fulfulde propre aux originaires du grand Nord, les injures détonnent.
Une en particulier a pignon sur rue en territoire bassa : « i lan i yé wè ». L’orthographe est approximative, la prononciation difficile et le sens… autant mieux ne pas le chercher, tout comme celui de dizaines d’autres injures qui n’ont pas d’équivalence en langue française, ni anglaise d’ailleurs.
Un curieux repli identitaire que le psychologue Yves Zambo justifie par l’autocensure : « c’est une issue pour éviter de se sentir coupable et diminuer l’impact émotionnel que peut engendrer l’injure sur la personne injuriée. Si cette dernière n’est pas de la même ethnie que nous, ce qui est souvent le cas, elle ne prend pas la mesure de la gravité des mots prononcés et surtout pas de leur signification. C’est plus facile à digérer, quoique souvent plus amer ».
Injurier plus en se sentant le moins inquiété. Un sentiment enthousiasmant de laisser aller… pas de nature à dissuader les contrevenants à la loi. Le code pénal camerounais condamne pourtant bel et bien celui qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne en lui imputant directement des faits dont il ne peut rapporter la preuve.
Comptez alors entre cinq jours et six mois d’emprisonnement et jusqu’à deux millions d’amende. Pas sûr que cela suffise pour stopper la frénésie de l’injure à la mode camerounaise. Une passion qui a déjà conduit à la création de groupes sur les réseaux sociaux. Un partage d’injures les unes des autres plus atypiques, comme pour se roder dans un art en plein essor. MN
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