Crise Anglophone au Cameroun – Entretien avec Juliette Paauwe (GCR2P)

Crise Anglophone au Cameroun - SécuritéLe Cameroun au sein du Golfe de Guinée - Image : UE/europa.eu

Entretien avec Mme Juliette Paauwe sur la crise anglophone au Cameroun. Mme Juliette Paauwe est analyste et chercheuse au Centre mondial pour la responsabilité de protection (Global Centre for the Responsibility to Protect, GCR2P). Elle observe particulièrement la situation au Soudan du Sud, au Soudan, au Cameroun et au Nigéria. C’est avec plaisir qu’elle a accepté de répondre* aux questions de la Rédaction de MUNTUNEWS.

« Les gens vivent dans la peur et se sentent abandonnés par la communauté internationale. »

  • Madame Paauwe, comment décririez-vous, de manière générale, la situation sécuritaire au Cameroun? Quels sont les principaux défis sécuritaires auxquels le pays est confronté?

La situation au Cameroun est dramatique, en particulier dans les Régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Des milliers de personnes ont été tuées, des centaines de milliers se sont déplacées vers d’autres contrées ou ont traversé la frontière avec le Nigéria ; des écoles sont fermées, la vie publique est perturbée, les gens vivent dans la peur et se sentent abandonnés par la communauté internationale.

Les civils sont de plus en plus les premières victimes du conflit entre le gouvernement camerounais et les groupes séparatistes armés ; conflit qui a donné lieu à des exactions généralisées contre la population civile.

Les forces de sécurité ont perpétré des exécutions extrajudiciaires, incendié des villages dans les régions anglophones et ont soumis à la torture et à des traitements dégradants des personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les séparatistes. Les groupes armés séparatistes ont également commis des exactions, notamment des enlèvements et des meurtres de civils.

Un autre défi sécuritaire auquel le Cameroun est actuellement confronté, en particulier la Région de l’Extrême-Nord, est celui de Boko Haram et de ses factions dissidentes. Dans le bassin du lac Tchad, le Cameroun est le deuxième pays le plus touché par le conflit armé lié à Boko Haram.

Au cours des deux dernières années, Boko Haram a intensifié ses attaques au Nigeria, au Niger, au Cameroun et au Tchad, mettant gravement en danger des civils. Selon les autorités camerounaises, l’on note au moins 7000 déplacées internes dans la région de l’Extrême-Nord à cause des attaques de Boko Haram depuis août 2020.

« La situation est en effet incroyablement complexe et difficile lorsqu’elle semble être dominée par deux positions inconciliables »

  • Vendredi 8 janvier, la secte islamiste Boko Haram a de nouveau lancé une attaque dans un village appelé Mozogo, dans le nord du pays. 14 personnes ont perdu la vie. Le lendemain, mais cette fois dans l’ouest anglophone, deux gendarmes, un officier de police et deux civils ont été victimes d’un attentat à la bombe. L’on soupçonne les séparatistes d’être responsable de cet attentat meurtrier. Dimanche 10 janvier, un nouveau massacre a eu lieu dans la même région (à Mautu). Selon les médias locaux, 10 autres personnes auraient perdu la vie, dont plusieurs femmes et des enfants. Ma question est la suivante : Pensez-vous que nous avons affaire ici à une situation au mieux très difficile à résoudre, et au pire sans aucune issue ?

La situation est en effet incroyablement complexe et difficile lorsqu’elle semble être dominée par deux positions inconciliables : le gouvernement camerounais n’acceptera probablement pas une sécession des régions anglophones. De même, les groupes séparatistes anglophones n’accepteront probablement pas de rester avec le Cameroun francophone.

Ce qui s’ajoute à cette complexité c’est le fait que les groupes séparatistes armés ne sont pas unis et sont très souvent en désaccord sur la meilleure façon de procéder.

De plus, entre ces deux positions « extrêmes » se trouvent diverses voix « modérées » avec des griefs différents, qui visent par exemple à plus d’autonomie au sein de l’actuelle République du Cameroun, et pas nécessairement à une sécession.

La recherche d’une solution politique ne se limitera pas à une négociation entre le gouvernement d’un côté de la table – et les groupes séparatistes armés de l’autre. Elle devrait offrir un espace égal aux nombreuses voix divergentes, et répondre à toutes sortes de griefs.

« Tout d’abord, et c’est le plus important, la violence doit cesser. »

  • Comment faudrait-il, selon vous, procéder pour parvenir à une solution politique réaliste à la crise dans les Régions anglophones (Sud-Ouest et Nord-Ouest) ?

Tout d’abord, et c’est le plus important, la violence doit cesser. Les forces de sécurité doivent mettre un terme aux exécutions extrajudiciaires de civils non armés et veiller à ce que les droits humains de tous les Camerounais soient protégés de façon équitable, et ce indépendamment de leur identité culturelle.

Les forces de sécurité impliquées dans des violations du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits de l’Homme devraient faire l’objet de poursuites pénales et être tenues responsables de leurs actes.

Les enquêtes internes doivent être menées de manière sincère et les procédures judiciaires ne doivent pas être diligentées pour soustraire le suspect à la justice. Les groupes séparatistes armés doivent également mettre un terme aux attaques contre les civils et les infrastructures civiles. Le gouvernement et les séparatistes armés devraient déclarer un cessez-le-feu en prélude aux pourparlers de paix.

La pression internationale est un ingrédient nécessaire pour y parvenir. Premièrement, faire pression sur toutes les parties pour qu’ils déposent les armes et cessent de rechercher une solution militaire au conflit.

Deuxièmement, faire pression sur le gouvernement du Cameroun pour qu’il entame un dialogue national crédible, inclusif et transparent, avec la médiation d’une tierce partie en territoire neutre, et faire pression sur tous les acteurs afin qu’ils y participent sincèrement.

Troisièmement, faire pression sur les acteurs susceptibles d’influencer le gouvernement camerounais pour créer cet environnement propice au dialogue, notamment la France, les États-Unis et les pays de la région. Enfin, faire pression sur le Conseil de sécurité de l’ONU pour qu’il examine la situation et utilise les instruments dont il dispose pour mettre un terme au conflit.

« L’intervention humanitaire est sous-financée et sous-médiatisée. »

  • Quelle est l’ampleur de la crise humanitaire dans ces Régions ? Pourriez-vous nous la décrire ?

Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), le Cameroun est actuellement confronté à une crise humanitaire dans huit de ses dix régions.

Ses causes sont le conflit armé dans les régions anglophones, les activités de Boko Haram dans le bassin du lac Tchad, l’instabilité dans les pays voisins et la pandémie du COVID-19.

Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires estime que le nombre de personnes ayant besoin d’une aide d’urgence a considérablement augmenté, passant de 3,9 millions au début de 2020 à 6,2 millions depuis le début de la pandémie du COVID-19.

Des centaines de villages ont été incendiés et des centaines de milliers de personnes sont toujours déplacées, souvent cachées en brousse sans accès aux services de base. Les enfants se sont vu refuser l’accès à l’éducation parce que des écoles ont été fermées ou détruites. L’intervention humanitaire est sous-financée et sous-médiatisée.

« Le ciblage de personnes en raison de leur identité culturelle constitue une menace directe pour les civils francophones et anglophones. »

  • Comment le gouvernement camerounais doit-il agir face à cette situation sans perdre la face ? Comment doit-il agir politiquement ?

Le ciblage de personnes en raison de leur identité culturelle constitue une menace directe pour les civils francophones et anglophones. Les attaques persistantes perpétrées par les deux camps du conflit contre des civils constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

Le gouvernement continue de nier la gravité de la crise et n’a pas réussi à attaquer les causes profondes du conflit anglophone, ni à fournir un moyen politique pour le résoudre. Les organisations humanitaires se voient souvent refuser l’accès aux régions vulnérables.

À mon avis, le gouvernement camerounais perdra la face s’il continue à ne pas assumer sa responsabilité de protection les populations, et s’il continue à cibler des civils innocents.

Le gouvernement devrait de toute urgence autoriser une médiation internationale pour mettre fin au conflit armé dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

« Sauver la face » pour le gouvernement camerounais, c’est montrer à la communauté internationale qu’il assume la responsabilité des crimes commis, c’est établir les responsabilités et c’est ouvrir la voie à une paix durable.

Le gouvernement peut également sauver la face à l’échelle nationale en procédant à des réformes significatives, en garantissant l’égalité des droits pour les groupes minoritaires et en s’attaquant à la marginalisation de la population.

« La population anglophone a été structurellement marginalisée par le gouvernement francophone »

  • Que peut-on exiger des séparatistes sans qu’eux également perdent la face du point de vue politique ?

La population anglophone a été structurellement marginalisée par le gouvernement francophone, notamment en ce qui concerne la langue, le système judiciaire, l’éducation et la sous-représentation aux postes stratégiques au sein du gouvernement.

Ce qui a commencé comme des manifestations pacifiques dans les villes de Bamenda, Buea et Limbe d’enseignants, d’étudiants et d’avocats anglophones en 2016 contre leur sous-représentation et leur marginalisation culturelles s’est rapidement intensifié lorsque les forces de sécurité ont fait un usage excessif de la force contre les manifestants.

Le gouvernement camerounais a montré peu d’intérêt à s’occuper des griefs, et la division entre anglophones et francophones s’est accentuée. La riposte dure et violente des forces de sécurité camerounaises a conduit à une radicalisation accrue des anglophones.

Toutefois, le recours à la violence n’est jamais une solution. Les civils continuent d’être au centre du conflit entre les forces gouvernementales et les groupes séparatistes.

Depuis 2016, au moins 3000 civils et des centaines de membres des forces de sécurité ont été tués dans les régions anglophones. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires estime qu’au moins 705 000 personnes ont été déplacées dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, tandis que 61 000 ont fui vers le Nigéria.

Crise anglophone au Cameroun - OCHA
Carte des personnes déplacées, des rapatriés et des réfugiés du nord-ouest et sud-ouest du Came-roun – Image : UNOCHA

Les séparatistes ont interdit l’enseignement public et ont souvent attaqué des écoles et des enseignants, entraînant la fermeture ou la destruction de 80% des établissements scolaires dans les deux régions. Environ 30% des centres de santé ne peuvent pas fonctionner normalement en raison de l’insécurité.

Les séparatistes armés ne perdront la face que s’ils continuent de cibler et de tuer des civils et de détruire des écoles et des hôpitaux. Ils devront prouver qu’ils sont des partenaires légitimes de négociation qui souhaitent participer de bonne foi à tout futur dialogue de paix.

« Les membres du Conseil de sécurité sont divisés dans leur approche »

  • Si les deux parties, le gouvernement et les séparatistes, restaient campés sur leurs positions respectives, le Conseil de sécurité devrait-il prendre le relais? Quel est votre avis sur cette question ?

Le Conseil de sécurité a la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales. Il dispose de plusieurs outils pour réagir à des situations comme celle du conflit anglophone au Cameroun.

Nous concevons souvent le Conseil de sécurité en termes d’autorisation d’une mission de maintien de la paix ou d’adoption de sanctions. Ce sont là des moyens de réponse aux menaces à la paix et à la sécurité internationales.

Cependant, il [le Conseil de sécurité, ndlr] dispose également d’outils moins coercitifs. Le Conseil de sécurité peut, par exemple, demander aux parties belligérantes de régler leurs différends par la négociation, la médiation ou d’autres moyens pacifiques, et faire des recommandations sur la manière de procéder.

Malgré la situation humanitaire désastreuse, la détérioration de la sécurité, l’escalade de la violence et le risque imminent de crimes atroces, le Conseil de sécurité est resté largement silencieux sur la situation au Cameroun.

Les membres du Conseil de sécurité sont divisés dans leur approche : pendant que plusieurs pays membres du Conseil pensent que le Conseil doit réagir face à cette situation, d’autres nient la gravité de la situation au Cameroun, affirmant qu’elle ne constitue pas une menace pour la paix et la sécurité internationales, et que le Conseil de sécurité ne devrait pas intervenir dans les affaires intérieures d’un pays.

Malgré cette division en son sein, il est temps que le Conseil de sécurité assume sa responsabilité de protection, sa responsabilité d’aide à une négociation de la fin du conflit armé catastrophique dans les régions anglophones.

« La France est donc bien placée pour exercer une influence sur le président Paul Biya. »

  • Parmi les pays susceptibles de pouvoir contribuer de manière décisive à la résolution du conflit, le Sénat des États-Unis a explicitement mentionné la France dans sa dernière résolution. D’après vous, quel rôle pourrait revenir à la France dans cette situation ?

La France a des liens historiquement forts avec le Cameroun, non seulement sur le plan linguistique et culturel, mais aussi sur le plan économique (aide au développement et en tant que partenaire commercial) et militaire (formation). Et la France est membre permanent du Conseil de sécurité. La France est donc bien placée pour exercer une influence sur le président Paul Biya.

Paul Biya - Conseil Supérieur de la Magistrature
M. Paul Biya – Conseil Supérieur de la Magistrature (c) Communication gouvernementale

Si la France met à profit ses liens bilatéraux forts avec le Cameroun pour faire face à la crise anglophone, cela n’a pas permis d’améliorer la situation. Mais même lorsque plusieurs pays ont des positions privilégiées, cela ne signifie pas que d’autres pays sont déchargés de leurs responsabilités.

Chaque État a la responsabilité de protéger les populations vulnérables du Cameroun contre les atrocités criminelles – et la communauté internationale dans son ensemble ne devrait pas attendre que des États influents prennent l’initiative. Après trois à quatre ans de violence et de souffrances sans fin, un véritable effort doit être fait pour mettre un terme au conflit.

Mme Juliette Paauwe est analyste principale et chercheuse au Centre mondial pour la responsabilité de protection (Global Centre for the Responsibility to Protect, GCR2P). Elle est en la matière spécialiste du Cameroun, du Nigeria, du Soudan et du Soudan du Sud. Elle est basée à New York et participe aux travaux du GCR2P sur le maintien de la paix de l’ONU, sur la protection des civils et la justice internationale.

*Mentions légales : Cet entretien a été traduit par nos soins de l’anglais au français. Seule la version anglaise fait foi. Retrouvez ici l’intégralité de l’entretien en anglais.

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