Les États n’existent pas par eux-mêmes. Ils sont, et ceci est une évidence, le seul fait des hommes qui les font et défont, selon les besoins, selon les convictions de l’heure. Et le sage dit avec raison qu’il n’ y a pas d’État sans homme, et qu’il n’y a d’État que s’il y a homme.
Les deux Côtes d’Ivoire
L’État de Côte d’Ivoire ne semble aujourd’hui n’exister que de nom. Et ce qu’on appelle « Côte d’Ivoire » a des connotations différentes selon qu’on questionne les différents camps, les différentes fractions qui s’y réfèrent et qui s’en prévalent.
En réalité, il y a deux Côtes d’Ivoire, portée chacune par deux postures politiques en opposition fondamentale. L’on vit certes sur le même territoire, dans la même entité étatique. Ceci est un fait.
Mais les vécus au sein de ce même territoire, les attentes, les espérances, les peurs, les douleurs, les joies, les convictions, les patriotismes, les postures de chaque camp vis-à-vis de cet État ne pouvaient pas être plus différents qu’ils le sont aujourd’hui.
Même si l’on est toujours de fait uni au sein de la même entité juridique qu’est la Côte d’Ivoire, la division morale de l’État ivoirien est, quant à elle, bel et bien consommée.
Le fossé français
Deux figures illustrent clairement cette division morale, cet éclatement en deux de la conscience de ce qui constitue l’État de Côte d’Ivoire. Il s’agit de Mme Nathalie Yamb et du président du pays, M. Alassane Dramane Ouattara.
Mme Nathalie Yamb (51 ans) est membre du parti politique LIDER (Liberté et Démocratie pour la République). Selon ses propres propos, c’est en 2011 qu’elle s’engage pleinement dans la politique ivoirienne aux côtés du président dudit parti, M. Mamadou Koulibaly.
C’est en cette même année 2011 qu’Alassane Ouattara (78 ans) devient pour la première fois président de la République de Côte d’Ivoire et Chef de l’État. Il est membre du parti politique RHDP (Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix).
Réélu dès le 1e tour pour un 3e mandat en octobre 2020 dans un cadre constitutionnel ambigu, l’ensemble de l’opposition du pays lui conteste désormais toute légitimité.
Supporters of Ivory Coast's Coast opposition coalition parties hold signs during a stadium rally to protest against president Alassane Ouattara's bid for a third term in Abidjan, Ivory Coast, October 10, 2020. The front sign reads: "Stop to a third term". pic.twitter.com/ftRk2J1G0s
— Russell Boyce (@Cropperboyce) October 10, 2020
Entre les deux camps en discorde se trouve aujourd’hui, mais se trouvait déjà hier et depuis toujours le fossé de la France. Ce fossé est le lieu de discorde. Il est pour ainsi dire la frontière morale entre les deux mondes opposés, les deux Côtes d’Ivoire divisées sur la question de la nature des relations entre le pays et l’État français.
La question sur les relations avec l’ex-puissance coloniale doit être considérée comme centrale si l’on veut comprendre la nature de la grande division ivoirienne.
Car pour les uns, Nathalie Yamb entre autres, il semble s’agir d’un cas de conscience ; pour les autres, le camp dit Ouattara, ici c’est la raison d’État qui semble être en jeu. On doit entendre ici le terme « raison d’État » comme « socle du pouvoir », comme ce qui porte et soutient le pouvoir, ce qui en est le garant.
Nathalie Yamb est ainsi dans une posture de rupture. Et c’est à rompre avec la France que consiste l’urgence du cas de conscience. Pour le président Alassane Ouattara, il n’en est absolument pas question.
Selon ses vues, la France est un allié important, elle est indispensable. Il considère que les intérêts économiques, sécuritaires et géopolitiques de ce pays en Côte d’Ivoire sont en parfaite adéquation avec ceux de l’État ivoirien.
Les mettre en cause et en péril n’est pour lui rien d’autre qu’une démarche hostile aux intérêts supérieurs de la nation, à la « raison d’État ». Aussi combat-il avec une rare fermeté et abnégation toute posture dissidente.
La « Dame de Sotchi »
La question de la France est aujourd’hui la seule véritable de l’heure en Côte d’Ivoire. Elle permet de voir clairement les oppositions, elle met en lumière la nature réelle de la fracture et des divisions au sein du pays.
Et autant le président Ouattara s’attelle à faire taire les divergences sur cette question, autant ses opposants se montrent déterminés à faire valoir leurs points de vue.
En Côte d’Ivoire l’opinion intéressée a conscience de cette fracture, elle est bien instruite des enjeux. Mais hors des frontières du pays, l’on ne savait pas très bien jusqu’ici quelle était la cause profonde des querelles ivoiriennes.
Le Président Alassane OUATTARA a eu un déjeuner de travail avec le Président Emmanuel MACRONhttps://t.co/DN4uZ67pOB pic.twitter.com/K3q3df69Ar
— Presidenceci (@Presidenceci) September 4, 2020
On avait certes déjà entendu parler « d’Ivoirité ». Plusieurs Africains connaissaient notamment bien Laurent Gbagbo comme 3e président de Côte d’Ivoire. On était bien instruit des circonstances tragiques dans lesquelles il dut quitter le palais présidentiel. Mais le cœur du problème échappa encore à la majorité.
Il eut fallu une intervention publique de Nathalie Yamb pour que le monde se rende compte de toute la dimension morale de la grande division ivoirienne.
Invitée en octobre 2019 au sommet Russie-Afrique à Sotchi, Nathalie Yamb avait saisi cette occasion pour mettre publiquement la France en cause.
Cette mise en cause fut si claire, si frontale, exprimée de façon si éloquente et récapitulative qu’elle ne manqua pas de faire son effet. Elle dit entre autres :
« Force est de constater qu’après l’esclavage, après la colonisation, après les pseudo-indépendances on ne nous a reconnu que le droit d’être libre, mais seulement au sein de l’enclos français. L’Afrique francophone est encore aujourd’hui en octobre 2019 sous le contrôle de la France. »
« Les peuples d’Afrique et particulièrement la jeunesse revendiquent pourtant avec de plus en plus de vigueur leur besoin de démocratie, leur droit à l’autodétermination, le droit de décider avec qui ils veulent commercer, avec quoi ils veulent payer ce commerce, sans qu’on les place sous la tutelle d’une ex-puissance coloniale qui se présente toujours sur la scène mondiale comme notre porte-parole et notre avocat. »
En un autre lieu de son propos elle ajouta : « Nous refusons que la France continue d’usurper la voix de l’Afrique à l’ONU, qu’elle soit à la base de quasiment toutes les résolutions concernant le continent. »
Puis elle dira : « Le monde et la Russie doivent cesser de nous voir à travers les lunettes déformantes du storytelling méprisant, mensonger et négationniste de la France qui nous assujetti. »
La réaction du président Ouattara ne se fit pas attendre. Face à cet affront, cette mise en cause publique et humiliante de la « raison d’État », une convocation à la police nationale de Côte d’Ivoire fut adressée à Nathalie Yamb dès son retour de Russie.
Ceci fut le début de la procédure d’expulsion de la « Dame de Sotchi » du territoire ivoirien pour « activités incompatibles avec l’intérêt national ». Citoyenne suisse de mère, elle fut placée dans un vol en direction de la Suisse. Nathalie Yamb y vit toujours et y poursuit son militantisme.
Le Franc CFA
Les oppositions entre Nathalie Yamb et Alassane Ouattara se manifestent particulièrement autour de la question monétaire. Le président Ouattara n’a jamais caché sa préférence pour le Franc CFA. Il ne manque pas d’en faire cas à chaque occasion qui lui est offerte.
Tout comme les autres points touchant la coopération de la Côte d’Ivoire avec la France, le Franc CFA, selon les vues du président ivoirien, est un garant de la stabilité de l’État.
La « Dame de Sotchi », et avec elle plusieurs Africains, ne voient en cette monnaie rien d’autre qu’un moyen subtile de répression. De stabilité il ne serait aucunement question. L’unique objectif, selon Nathalie Yamb, serait l’appauvrissement et l’assujettissement de la Côte d’Ivoire, de l’Afrique par l’État français.
Depuis l’Europe où elle réside désormais, elle donna une interview au journal russe Sputnik dans lequel, parlant du Franc CFA, elle fait valoir les points suivants :
« Moi je pense que Monsieur Ouattara est un partisan de la France, au-delà du Franc CFA. C’est un adepte des présidents français. Il fait un excès de zèle en termes de servilité qui est assez impressionnant. »
- Industrialisation
« Le Franc CFA c’est comme le sang qui circule dans le corps humain. Si le sang est pollué, si le sang ne fonctionne pas, s’il est empoisonné, c’est tous les organes qui sont atteints.
« Le Franc CFA empêche l’industrialisation de l’Afrique. Le Franc CFA, c’est l’Euro. Et en Europe même, il n’ y a que l’Allemagne qui arrive à gérer l’Euro de façon satisfaisante. Tous les autres pays ont des problèmes par ce qu’ils sont moins industrialisés que l’Allemagne.
Expulsée vers la Suisse pour activités incompatibles avec l’intérêt national. On dirait que Yvette et Rachel ne partagent pas cette opinion de TonTon. Ils font leur travail. Nous faisons le notre. L’histoire nous donnera raison. La lutte continue #EffetSochi pic.twitter.com/EkZjITQT7Q
— Nathalie Yamb (@Nath_Yamb) December 2, 2019
« Nous qui sommes en Afrique, en Côte d’Ivoire qui n’avons aucun tissu industriel, est-ce qu’on va sortir de la pauvreté, pouvoir faire émerger une industrie alors qu’on a une monnaie forte qui des impacts négatifs sur les européens : La Grèce, la France, l’Italie, l’Espagne »
- Symbole
« C’est une monnaie coloniale. Elle a été créée pour combler les effets, contrecarrer les effets de la fin de l’esclavage, et puis donner des perspectives de développement aux colons qui étaient dans les colonies et qui avaient maintenant un manque à gagner. »
- Propriété d’une caste en France
« Et puis il y a tout le système qui est autour du Franc CFA, qui est un système d’accaparement, qui est un système de monopole protégé, qui font que nous sommes devenus la propriété de la France – pas du citoyen français lambda – mais d’une caste en France qui en retire les bénéfices pour eux-mêmes d’abord […] Le Franc CFA est au centre de ce système, c’est le sang qui circule dans ce système. Le casser c’est nous donner l’opportunité de changer les choses »
Qu’est ce qui mettra fin à la grande division ivoirienne ? Qu’est ce qui redonnera son unité morale à l’État de Côte d’Ivoire ? Aujourd’hui encore le pays traverse des temps difficiles.
Comme hier et comme toujours depuis l’époque coloniale, c’est la France qui est au cœur des tensions. Comment se positionnera-t-elle face à autant d’oppositions ? Quels sont ses objectifs à long terme ? Que cherche-t-elle ?
Il est urgent d’observer l’évolution de la situation en Côte d’Ivoire. Ce qui s’y passe aura nécessairement un impact sur la stabilité de la région. MN
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Si l’Afrique leest le berceau de l’humanité,si le peuple noir est le fondateur de la civilisation humaine alors l’Afrique se remettre de sa déchirure, le Cameroun connaîtra un règne paisible sur les traces de nos ancêtres